Bloc de silence, 1981, 146 x 114 cm
La question infinie du corps
" Au cœur de l'évidence il y a le vide" (Edmond Jabès)
Le privilège de la peinture est de donner à voir les interstices du réel qui demeurent inaccessibles à toute saisie consciente. Quelque part Freud a noté que le règne des images, du fait d'un sol plus originaire dans l'histoire du sujet, est moins soumis au refoulement que la parole, acquisition plus tardive. La peinture en ce sens est exploration de l'infra-monde. L'image prend le relais de la parole là ou seul le silence est de mise, mais elle se désarme par ce silence, elle l'étend et le fait refluer sur la texture même du réel pour en interroger les fondements. L'apparente concrétion du monde se dissout alors et menace le consensus social sur lequel elle repose, cet équilibre précaire des certitudes établies. C'est ainsi que le corps apparaît sur la toile plus que le corps, chargé d'un excès qui révèle soudain une part de cette zone d'ombre qui le constitue.
L'image peut se donner alors comme une morsure, mais le sens ultime de la création n'est pas de pacifier les conflits ou de passer un baume sur les manques qui composent la vie, il est de " fixer des vertiges", de creuser dans la trame de nos certitudes des abimes où nous nous perdons, où nous retrouvons un instant notre totalité humaine dans une immersion sans équivoques au sein de notre part d'ombre. L'image ne saurait être sereine que dans la perte de cette sur-prise, mais nous ne sommes plus dès lors dans le registre de la création mais dans celui que Hegel nommait avec mépris le " langage de la flatterie. Les toiles d'Annie Barrat participent de cette recherche inquiète des voies qui mènent sous la peau du monde et posent à chacun d'entre nous, sans détour, la question de sa propre identité. Elle nous tend un miroir qui n'enregistre que l'intérieur.
Les images qu'elle crée ont cette force d'ébranlement qui tient à la connivence étroite qu'elles entretiennent avec le corps interstitiel, celui que la mise en scène de la vie quotidienne contraint au silence, enfouit sous le masque étal que requièrent nos rôles sociaux. Elle nous montre le revers du masque : ce territoire de l'ombre qui commence sous la peau. Le corps de l'en-deça du regard. Cet infra-corps est celui que nous revêtons à certains moments de la nuit ou de l'aube, face à certains carrefours impossibles de nos existences, c'est celui offert au démantèlement du cri. Ce corps est le plus réel, il est formé de cet archipel d'angoisses, de fatigues, d'amertumes, de solitudes, de morts discrètes. Ces êtres noués, terrifiés, comme condamnés par leur absence de temporalité, noyé dans un monde purement spatialisé m'évoquent aussi des corps contemporains.
Ceux qu'on rencontre dans les trains de banlieue, dans la lumière blafarde du petit matin, cassés par le manque de sommeil, en permanence traqués du fait de leurs origines. Mais encore une fois ce corps n'est étranger à personne dans notre monde occidental, il gît au fond de chacun d'entre nous et transparaît souvent avec plus ou moins d'intensité.
Le corps est une permanence furtive dans la démarche picturale d'Annie Barrat, même là où il est apparemment absent sur le plan de la figuration -qu'il s'agisse de ce filet aux mailles déchirées, de ces nœuds, de des cordes tendues- mais il immerge la toile sur le plan de ce que Lyotard nomme le figural. La peinture, comme l'écriture ou la sculpture, ne peut nous donner à voir que des incidences métaphoriques du corps mais celles-ci éclairent ses mouvements les plus secrets.
L'essence du corps ne peut se dévoiler, par fragments, que dans les traits qui échappent à la représentation normative, ordinaire. La rationalité n'est quel masque le plus grossier, le réel ne se donne que dans les ruptures, les marges, les lapsus de fonctionnement, dans le surgissement de l'imaginaire. Tout cet empire illimité du non-sens, du décalé dont Nietzsche déjà montrait à quel degré il pouvait parfois révéler les mouvements les plus intimes de la vie. La plupart des artistes du Body Art n'ont jamais saisi que le corps n'est jamais davantage lui-même que lorsqu'il échappe à son apparence positive et se livre à la métaphore. Gina Pane ne nous a rien appris sur le corps, ni sur l'art. la moindre toile de Bacon est une interrogation inépuisable sur les arcanes qui sont au principe de nos gestes. Le travail d'Annie Barrat contribue à l'élargissement du champ de cette inlassable question du corps, qui entraîne à sa suite celle de la peinture. Nulle toile n'élucidera jamais ce double abîme. Il faut dire de l'expérience picturale ce que Blanchot a dit de l'expérience littéraire : " elle est la passion de sa propre question et elle force celui qu'elle attire à entrer tout entier dans la question ".
Dans l’organicité de la vie joue en permanence une mort transparente, irréductible, qui fait le revers de chaque geste ou de chaque parole. Une pulsion de mort traverse notre expérience humaine, elle en déchire parfois les mailles. Certains peintres ont fait du jeu avec cette pulsion une constante de leur démarche : Bacon, Velickovic, Dufour, Monory pour ne prendre que quelques exemples. Annie Barrat parcourt dans cet espace de " l'inquiétante étrangeté " un domaine qui lui est propre. Elle ne peint pas des corps déchirés, étrangement mutilés, ou inachevés. Sous une lumière cuivrée, celle de la tombée de la nuit dans une pièce éclairée, elle dispose sur la toile des êtres crispés, aux corps de chiffon, sans visage, sans regard. Ce sont des personnages enfermés dans leur corps comme ils le sont dans l'espace hypertrophié de la toile. On songe en les regardant à certaines intuitions fulgurantes de Kafka : " la solide délimitation du corps humain est effroyable ". On imagine le cauchemar d'un homme qui, un matin, s'éveille enfermé dans un corps et se découvre incapable de trouver la plus précaire issue pour s'en échapper. Mais ces corps maladroits, incertains ne sont pas sans refluer singulièrement sur notre expérience corporelle. Encore une fois, telle est la force de la métaphore.
Le paradoxe que renferme la démarche d'Annie Barrat tient à son extrême précision figurative et à l'ironie qu'elle porte. Ces corps aux contours précisément délimités ne sont en fait que des poupées de chiffon qu'elle a confectionnées et qu'elle a posées en situation sur une table, face à un mur ou à son arrête. Ces " épaves ", ainsi qu'elle les nomme sont reproduites sur la toile avec une exactitude technique sans défaut, mais leur distribution sur la toile et leur inévitable connotation les projette sur la scène de la socialité et provoque la mise en crise de celle-ci. La peinture est ce déplacement qui du réel à la toile apporte le supplément d'une forme, d'un rythme et aussi d'une question infinie tant sur la pratique qui la porte que sur l'objet qu'elle désigne.
David LE BRETON, Tours 1981