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 Absinth Land, 2002, 162 x 114 cm

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 Céphalie, 2002, 162 x 114 cm

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 Izioum, 2022, 162 x 114 cm





Annie Barrat ou le parti pris du monde



« À tout désir d’évasion, opposer la contemplation et ses ressources. » (Francis Ponge, 1933)

« Images of broken light which dance around me like a million eyes / They call me on and on / Across the universe. » (John Lennon, 1968)»



Depuis la fin des années 1970, Annie Barrat construit un œuvre aussi sensible que solide. Aux tableaux hantés de figures énigmatiques ou de ruines (Bellaca, 1980 ; Catastrophe 3 , 1983) du début des années 1980, que je situe à proximité de ceux de Dorothea Tanning et de Kay Sage, succèdent des œuvres en haute pâte pareilles à des chairs meurtries (série « D’os et de cris », 1988). L’installation en 1991 de l’artiste dans un atelier vaste et clair, toujours le sien aujourd’hui, provoque une révolution dans sa pratique. Ainsi a-t-elle désormais la possibilité de travailler de grands formats, qui impliquent un rapport différent à la toile. Elle offre aussi un rôle nouveau à la couleur, intense, et à la ligne, à l’exemple de la série « Avec la lumière » (1994-1996), marquée par l’influence de l’abstraction américaine des années 1950-1960. En outre, l’artiste privilégie la peinture à la cire, pour sa matité, et développe petit à petit le dessin, puis l’écriture.


Certaines notions – la surface, l’espace, l’échelle, la ligne, le signe, le souffle, la présence notamment – se font récurrentes dans l’œuvre d’Annie Barrat. Celle-ci emprunte son vocabulaire pictural aux formes banales du quotidien (un crochet-ascenseur à cornichon, une étiquette de réduction, une résistance électrique, une bordure-clôture, etc.) qu’elle soumet à une entreprise de clarification, d’ « extraction1 », écrit-elle, jusqu’à les rendre méconnaissables. Sur la toile, sur le papier ou avec les mots, elle épure le motif, sans aucune sécheresse toutefois, à la recherche de l’équilibre et du déséquilibre, de l’ordre et du dérèglement, de la tension, de l’harmonie.


Annie Barrat laisse le réel pénétrer son œuvre par d’autres biais que celui de la figuration. Elle examine la violence du monde (série « Corps et armes », 2002), la « mémoire de la souffrance2 ». Elle donne à ses tableaux le nom d’un lieu touché par un événement frappant le jour de leur achèvement, « pour se souvenir3 », à l’exemple de Izioum  (2022), ville ukrainienne prise par Moscou au début de l’invasion russe. Elle consigne avec subtilité les effets de la crise climatique (série « Les lacs disparaissent aussi », 2020) et s’interroge sur les usages policiers de l’intelligence artificielle (série « Passant·e·s », 2020). Le réel est partout et il est politique.


Annie Barrat travaille par séries au sein desquelles elle explore une forme, une idée, un geste jusqu’à parvenir à leur tarissement. Si, dans le tableau ou dans le dessin, elle s’intéresse à la friction de la ligne avec le fond, d’un ton doux avec un autre acidulé, du vide avec le plein, du signe avec le sens, dans la série, elle cartographie d’infinies variations entre les uns et les autres. Parmi ces séries, l’une d’elles, « Les Cibles », m’impressionne par-delà même ses évidentes qualités plastiques, tant elle résume la vision de l’artiste, sa méthode. La série date du début des années 2000, caractérisé par le choc des attentats du 11 septembre et l’impact de la guerre d’Irak. En réaction à cette actualité martiale, Annie Barrat se documente. On connaît les cibles de tir sportif illustrées de cercles bicolores, de croix ou de torses schématiques. On connaît peut-être moins l’équipement du tir de loisir : sur un arceau ou un pied sont fixées des cibles basculantes représentant des silhouettes de sanglier, de pigeon, de lapin ou de renard. Sur un fond monochrome, l’artiste reprend au trait ces formes géométriques, qui appartiennent du reste au langage de l’art abstrait, et ces silhouettes animales, qui composent un imagier presque enfantin de la chasse et qu’elle synthétise encore. La tension naît non seulement du rapport des figures à l’espace bidimensionnel, mais aussi des contrastes chromatiques – contour orange / fond vert, contour rose / fond bleu, contour turquoise / fond jaune, etc. Malgré leur absence, le corps de la proie est évoqué, celui du tireur également. Et l’artiste d’insister : « La peinture, c’est le corps4. » La trajectoire fictive de la balle vers la cible fait écho à celle, manifeste, du pinceau sur la toile. La maîtrise du tireur rejoint celle de la peintre. Tous deux partagent les mêmes facultés de concentration et de relâchement. La cible devient un signe équivoque, celui d’une violence et d’une douceur mêlées, celui de la mort et de la vie. Cette série montre, de façon exemplaire, le dépouillement de la peinture d’Annie Barrat, ses ambiguïtés, sans oublier le mélange de focalisation et d’abandon qu’elle exige. Ces dernières années, dans « Le champ des doutes » (2011-2013), ou plus récemment dans « Déserts » (2021) et « Du chaos au cosmos » (2022-2024), l’artiste poursuit ces incessants allers-retours entre les contradictions du réel et l’art, entre le mouvement du monde et la capacité éblouissante de la peinture (ou du dessin) à en restituer la complexité, à force d’exploration et de contemplation, en quelques gestes, dans la solitude de l’atelier.


1 Annie Barrat,  Présentation de mon parcours , 2025, p. 36. C’est aussi le titre d’une de ses expositions personnelles (Galerie de l’Ancien Collège, Châtellerault,2000). 2 Ibid.,p.30.
3 Conversation avec l’autrice, Saint-Avertin, 11 juin 2025.



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Annie Barrat

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